Problématique principale et thèses:
« Visage comme l'extrême précarité de l'autre. La paix comme éveil à la précarité de l'autre » (p.166); c’est de cette politique du visage élaborée par Emmanuel Levinas que Judith Butler tire le titre de son ouvrage Vie précaire. C'est là le point central du texte, autour duquel tournent les cinq chapitres de l'essai. Chaque individu doit sa vie à l'autre. L'interdit de meurtre est le fondement même de la possibilité de vivre en société : « Qui dit corps dit mortalité, vulnérabilité, puissance d'agir : la peau et la chair nous exposent au regard et au contact des autres, comme à leur violence, et nos corps nous font courir le danger d'en devenir également le ressort et l'instrument. » (p.56) Si les événements du 11 septembre 2001 ont révélé aux Américains l'état de vulnérabilité dans lequel ils se trouvent, ceux-ci, par leurs réponses militaires, ont bien prouvé qu'ils ont aussi droit de vie ou de mort sur coupables et innocents. À partir de la théorie freudienne de la mélancolie, Butler propose qu'à la suite des événements du 11 septembre, les États-Unis, au lieu d'enclencher un processus de deuil collectif, ont retourné leur colère en une forme de vengeance politiquement autorisée : « […] c'est une chose de subir une violence et une autre d'utiliser la blessure qui en résulte pour construire un cadre autorisant une violence sans limites » (p.28). De ce fait, c'est le statut d'être humain qui est questionné depuis les événements. Il semble qu'un État ait la possibilité de suspendre et de modifier les modalités de ce statut. Butler cite en exemple le cas des détenus de Guantanamo à qui on a refusé le droit d'être jugés et défendus devant la loi, et celui des victimes de guerres auxquelles on n’attribue aucune nécrologie. La philosophe se propose de réfléchir aux moyens par lesquels un État enclenche ces processus de « déréalisation » de l'autre. Œuvrant dans le domaine des gender studies, elle ne manque pas de faire un parallèle avec le cas des enfants intersexués auxquels on impose un sexe à la naissance ou encore la situation des transsexuels auxquels on refuse l'émancipation, si ce n'est par le détour d'un diagnostic pathologisant. Il existe une telle chose qu'une « logique d'exclusion » (p.66) prêchée par ce même cadre qui est censé protéger les individus. Butler se bat contre un mode de pensée binaire vraisemblablement renforcé par l'opinion publique depuis les événements : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes » (p.26), disent les médias. L'auteure de Vie Précaire croit qu'il existe une histoire sur le 11 septembre qui ne place pas les États-Unis comme première instance narrative. D'où vient la colère des terroristes? Quels sont les torts du gouvernement américain dans cette histoire? Sans répondre à toutes ces questions, Butler croit qu'il est légitime et bénéfique de se les poser. De ce fait, elle avance que l'institution universitaire constitue la plateforme idéale pour réfléchir à ces questions et condamne toute censure dont elle peut faire l'objet.
Place des événements dans l'œuvre:
C'est avant tout la politique américaine dans son rapport à l'individu qui est pointée du doigt, un rapport à l'individu n'ayant jamais été aussi brutal avant le 11 septembre, selon Butler.
Donner une citation marquante, s’il y a lieu:
« Pour nombre de raisons éthiques, je condamne la violence commise à l'encontre des États-Unis, et je ne la vois pas comme un "juste châtiment" de nos péchés. En même temps, j'estime que le traumatisme que nous avons récemment subi nous offre l'occasion de repenser l'hubris des États-Unis, ainsi que l'importance d'établir des liens internationaux beaucoup plus égalitaires. Pour cela, il faut accepter que le pays tout entier "perde" quelque chose : l'idée que les États-Unis ont sur le monde lui-même un droit souverain. Cette idée doit être abandonnée, oubliée; nous devons en faire le deuil comme on doit faire son deuil de tout fantasme narcissique de grandeur. Faire ainsi l'expérience de la perte et de la fragilité ouvre la possibilité de construire des liens d'une autre nature. Un tel travail de deuil pourrait, peut-être, changer notre appréciation des liens internationaux, ce qui est essentiel pour permettre qu'une autre culture politique démocratique émerge et s'exprime, ici comme ailleurs. » (p.67)