Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre:
La motivation de Kalfus (donner une image plus humaine des personnes mortes dans les attentats) mérite à elle seule que l'on s'arrête au livre. Au lieu de consentir à cette mythification, voire à cette glorification, Kalfus opte pour l'inverse: ses personnages sont mesquins, vengeurs, et leur regard sur les événements qui les entourent sont soit désintéressés, soit opportunistes. Le roman est divisé en huit parties portant des noms de mois, à partir de septembre 2001, mais il n’est pas clair qu’il y ait une continuité absolue au niveau temporel. En effet, la mention et l’ordre d’apparition dans le récit de certains événements historiques (la guerre en Irak, la pendaison de Saddam Hussein) ne respectent pas les faits: la guerre en Afghanistan semble ainsi à peu près gommée, et la pendaison de Hussein, qui n’a eu lieu qu’après la publication du roman et au terme d’un procès dont le roman ne dit rien, devient pourtant un moment culminant du roman. Il est d’ailleurs à noter qu’à la lecture, une telle « licence » historique laisse perplexe et rompt le pacte de lecture: alors que, jusqu’à ce moment, on pouvait croire que la fiction se construisait autour de la réalité (Marshall, ainsi, aurait été à l’emploi de Cantor Fitzgerald, même si le nom de la compagnie n’est jamais donné; l’apparition de l’anthrax dans le courrier américain; les luttes intestines à l’ONU, etc.), la découverte des armes de destruction massive, la pendaison dans la joie (et dans un verger) d’Hussein, la victoire des Etats-Unis en Irak sont autant d’éléments qui obligent d’une certaine façon à remettre en cause les éléments qui, jusqu’alors, semblaient historiquement corrects. Il faudra étudier cette transformation de la chronologie et de l'Histoire afin de voir comment elle participe à la mythification (même si Kalfus s'en défendait).
Donner une citation marquante, s’il y a lieu:
« Rien de ce qui était arrivé ce matin-là — la dispute avec Joyce, le flirt avec Miss Naomi — n’avait disparu de sa mémoire, ni perdu de netteté. Il crut vivre ses derniers instants, ne plus jamais revoir Viola et Vic, ne même plus jamais pouvoir penser à eux. Pourtant, il se dit qu’il devait absolument appeler le service de garde sinon le chien pisserait sur le tapis de l’entrée. » (p. 21-22)
« Devait-elle appeler Marshall? Elle n’avait même pas essayé de le joindre un mois plus tôt alors qu’il y a avait de grandes chances pour qu’un bâtiment de six cent mille tonnes lui soit tombé dessus. Il était arrivé à l’appartement cet après-midi-là le front recousu et le costume déchiré, et elle lui avait dit : « Tu t’en es sorti? » Il avait regardé ailleurs, en l’air, et répondu : « Tu n’as pas pris l’avion? » Puis, il avait ajouté d’un ton pesant : « Nous sommes vraiment vernis. » »(p. 33-34)
« Des milliers de photos avaient été prises autour de Ground Zero le 11 septembre, et il n’apparaissait sur aucune d’elles. Dans la totale solitude de sa chambre à coucher, il avait épluché les journaux, les magazines et les numéros spéciaux publiés au cours du dernier mois. Il avait cherché une image de lui ou de quelqu’un qu’il aurait pu rencontrer pendant l’évacuation. Lentement passé ces photos à la loupe, surtout celles où l’on voyait ceux qui s’étaient enfuis après l’effondrement de la tour sud. Rien ne prouvait qu’il se trouvait au World Trade Center ce matin-là, et avait survécu. » (p. 45)
"Et pourtant les êtres humains vivaient sans conscience des connexions qui les reliaient. Entretenaient des fantasmes d'autonomie, la conviction idiote que chacun signifiait quelque chose à lui seul. Maintenant Marshall comprenait tout. Les embouteillages, le métro, le téléphone, les mails, les avions lourds de kérosène qui tournaient au-dessus d'eux, la poste américaine: tout cela les maintenait dans les filets d'une fragile et luisante toile de sens. Si fragile qu'un acte unique de malveillance suffisait à la déchirer. Ce qui donnait un sens à chacun était entre les mains des autres." (p. 55)
« Chaque jour semblait être le dernier avant la première bataille, pourtant un autre passait qui réduisait de moitié le temps les séparant de la guerre. » (p. 212)
« Ils murmuraient à leurs écrans de télévision : Allez, finissons-en. Lorsque la bataille commença enfin, avec une attaque aérienne surprise sur le bunker où Saddam était supposé se cacher, et le raid horrible, scandaleux, sur Bagdad, retransmis en direct, Marshall et Joyce ressentirent le même soulagement, chacun devant sa télévision, dans leur appartement commun. »(p. 213)
(Voir aussi la scène, p. 181-184, où Marshall tente de se transformer, sans succès, en bombe humaine.)