Le roman Rachel au pays de l'orignal qui pleure est un suspense et, respectant les règles du genre, réserve plusieurs surprises pour le lecteur. Le 11 septembre en est l'une d'elles. Certains artifices sont s'assurent de l'effet de ces surprises, dont le non moindre est de créer une atmosphère de véracité. Par exemple, en décrivant minutieusement des lieux de façon à les rendre tangibles, Jasmin transpose une aura de réalité sur les actions fictives qui s'y déploient. De plus, on trouve régulièrement dans le genre policier de véritables lieux qui, s'ils sont perçus à travers la subjectivité de l'auteur, sont néanmoins fidèles à l'original. Il s'agit là d'un artifice similaire, si ce n'est que l'auteur se donne ainsi un atout supplémentaire : il fait directement appel à la mémoire et aux affects de ses lecteurs. Il n'est même pas nécessaire d'en faire la description : la simple mention d'un lieu connu comme scène de l'action fait entrer en jeu la participation du lecteur qui peuple alors l'espace de la narration de son imaginaire propre déjà constitué en relation à ce lieu. Il peut s'agir d'un processus complexe où le lieu entre en résonance avec le contenu de la diégèse pour créer un effet de sens inédit. Il est également possible que ce procédé ne vise qu'à créer un effet d'atmosphère : par exemple, un auteur de romans d'amour placera son intrigue à Venise ou dans une île tropicale, un auteur de romans policiers dans les sous-terrains glauques de Londres. Ce procédé a alors beaucoup en commun avec le lieu commun tel qu'entendu en rhétorique, c'est-à-dire la reconnaissance d'un stéréotype par une communauté linguistique.
Plusieurs lieux sont nommés dans Rachel au pays de l'orignal qui pleure; chacun d'eux vient donner corps au récit, à commencer par le premier d'entre eux : le petit village des Laurentides. Un grand nombre des lecteurs de Claude Jasmin auront une idée assez précise de ce à quoi ressemble un village de cette région. Sur son site Web, l'auteur parle de ce choix :
« "Rachel au pays de l’orignal qui pleure", (Trois-Pistoles éditeur) offre aussi, comme en parallèle, la visite articulée du village laurentien dans lequel une Rachel comateuse… victime d’un accident "trafiqué" dans sa Jetta bleue… rôde sans cesse, de jour comme de nuit… et aussi le lieu où vit l’auteur, Sainte-Adèle. Pourtant jamais nommé mais qui sera facilement reconnu par les familiers du lieu. » (http://www.claude-jasmin.com/htm/rachel-orignal.htm, page consultée le 28 août 2009)
Que ce soit pour situer l'action, pour concrétiser l'atmosphère de son roman ou tout simplement pour faire plaisir à ces « familiers du lieu », l'auteur a donc choisi de représenter un endroit connu comme espace de la situation initiale. Le personnage principal y évolue pendant quelques chapitres; en tant que « fantôme », elle y fait la rencontre de plusieurs de ses habitants, fait la description de nombreux endroits tels que le bord du lac ou le parterre du supermarché, mais surtout, constate pendant son errance la tranquillité et la joie de vivre de sa petite ville de campagne. Ceci entre en opposition directe avec sa situation réelle qui est d'être séquestrée par un psychopathe et d'osciller entre la vie et la mort. Il faut donc considérer que le choix du lieu et son utilisation créent ici un effet de sens par le contraste entre danger et bénignité.
Un second lieu sera nommé par la suite : Rachel Richer se voit transportée par son kidnappeur dans une clinique privée de Montpelier, la capitale du Vermont. Cette fois, il s'agit d'un lieu moins familier, mais tout de même assez près du Québec pour conserver l'atmosphère de tension découlant de la proximité de l'intrigue. Outre la clinique où elle est internée, Rachel ne verra pas grand-chose de la ville. Le lieu a plutôt ici une fonction accessoire, celle de faire le relai entre l'espace de la situation initiale et celui de la situation finale : la ville de New York. Plusieurs paragraphes de description sont dévolus à cette dernière, où transpirent nombre de lieux communs attachés à la métropole : déshumanisation, paysage artificiel, mouvement incessant. Des icônes de la ville sont mentionnées sans qu'elles ne soient impliquées dans l'intrigue : Central Park, Battery Park, taxis jaunes, etc. Le lien avec l'espace du dénouement, un bureau dans la tour nord du World Trade Center, et l'intrigue est ténu, presque arbitraire. Bien sûr, si l'auteur a choisi New York plutôt que Boston, le World Trade Center plutôt que le Chrysler Building, c'est qu'un avion est venu s'y écraser à 8 h 46 du matin le 11 septembre 2001. Il faut comprendre ici que la narration ne pose pas un regard sur l'événement, n'en propose par une représentation nouvelle, n'avance pas d'interprétation et ne provoque pas de réactions. Au contraire, l'attentat terroriste intervient comme un deus ex machina en interrompant la diégèse. Les fils de l'intrigue ne se dénoueront jamais puisque tous meurent dans la catastrophe. Au moment précis du climax, l'auteur substitue à la chute qu'il prépare depuis la situation initiale cet autre événement qui vient tout annuler. Le 11 septembre ne devient plus ici qu'un accessoire servant l'atmosphère du roman, un élément de suspense pour le lecteur qui voit venir la catastrophe sans connaître qu'elle en sera l'issue pour les personnages.
La distinction entre effet de sens et effet d'atmosphère devient plus claire en ce qui concerne les éléments de l'espace d'un roman. Le premier survient lorsque la narration investit le lieu d'un sens nouveau, lorsqu'elle est un « discours sur le lieu ». Dans le deuxième cas, c'est le lieu qui ajoute du sens à la narration, qui vient la teinter et l'orienter dans un genre particulier (ici le roman à suspense). Le roman Rachel au pays de l'orignal qui pleure participe donc de la transformation du 11 septembre en un lieu commun, un stéréotype qu'on peut conjurer pour donner un ton à la narration. La stratégie du lieu commun est tout à fait valable là où elle fait partie du dessein de l'auteur. En rhétorique, le topique servait à rendre une argumentation compréhensible au plus grand nombre. Un roman populaire ne saurait s'en passer, ne serait-ce que par principe d'économie. L'excès est toutefois facile et peut prendre les allures d'une recette d'écriture : votre roman manque de pathos? Saupoudrez-y un peu de 11 septembre et le tour est joué!