11 septembre 2014

MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS : REPRÉSENTER LE 11 SEPTEMBRE 2001 (13 ans après)

Par Alice Van der Klei

Ce qui suit est le texte d'INTRODUCTION au collectif L'imaginaire du 11 septembre 2001. Motifs, figures et fictions (2014) sous la direction de Bertrand Gervais, Alice van der Klei et Annie Dulong paru ce printemps aux Éditions Nota bene, Collection: «Contemporanéités».
 

  • «Le 11 septembre n'était pas inimaginable. Nous pouvions tous l'imaginer. C’est sa réalité qui a anhihilé la fiction.» (Siri Hustvedt, 2009 :148)


«Realtime 9/11/01». C’est sur cette donnée temporelle que débute la page 127 du roman de Ronald Sukenick, Last Fall. Temps réel : 11 septembre 2001. Qu’est-ce que cela veut dire? Est-ce une stratégie réaliste, l’inscription d’un temps diégétique, qui permet de suivre au plus près les remous de l’existence des protagonistes? Ce temps n’est-il réel que sur un plan fictionnel, une façon de nous faire croire à une immédiateté de la représentation? L’expression anglaise renvoie à ce temps au cours duquel un événement ou un processus survient. Cela se passe en temps réel. Nous sommes, lecteurs, au cœur des choses, plongés dans un monde qui se déploie au moment même où nous posons nos yeux sur le texte. Qui se déploie et qui, bien entendu, explose. C’est le 11 septembre, après tout.

Dans Last Fall, par contre, ce temps réel n’est pas un artifice ou une stratégie narrative, mais une donnée temporelle réelle, comme la date d’une entrée de journal intime. Ce que nous nous apprêtons à lire à la page 127 a été écrit et se déroule le 11 septembre 2001. Ce n’est pas de la fiction, mais la pointe acérée d’une réalité qui vient s’encastrer dans l’ordre du discours. Ceci est écrit en temps réel, le 11 septembre 2001. Ce jour-là, Sukenick travaillait dans son studio de Battery Park sur un roman, un jeu métafictionnel, comme il les aime, sur un supposé Musée d’art temporaire (un jeu de mot sur contemporary/temporary) où un vol aurait été perpétré. En regardant par la fenêtre, il a vu, de ses yeux vu, le premier avion s’encastrer dans la tour nord du World Trade Center. Le temps réel, c’est celui-là, le temps de l’observation en direct. Et on comprend rapidement à la lecture que les attentats de cette journée funeste sont venus briser le roman que nous avons entre les mains. L’intrigue initiale n’a pas survécu aux attentats: elle a déraillé et l’écriture s’est disloquée, elle s’est effondrée sur elle-même.

On s’est beaucoup demandé comment représenter les attentats du 11 septembre, comment rendre cohérents sur un plan narratif des événements imprévisibles, comme un tremblement de terre ou un acte terroriste. Par quelle mise en intrigue montrer à sa juste valeur un événement que rien ne laissait prévoir? Certains ont choisi de l’inscrire aux limites du récit, l’identifiant d’entrée de jeu ou en bout de ligne, d’autres ont préféré en faire une présence constante ou un arrière-plan indépassable. Le 11 septembre 2001 devient un chronotope : d’un événement localisé dans le temps, d’ores et déjà accompli, il se transforme en une durée, l’un des paramètres d’un monde de représentation.

Ronald Sukenick choisit une autre option, il le fait en transformant son roman en une surface d’inscription qui recueille la réalité de l’événement, mais c’est une métamorphose à laquelle le roman ne peut malheureusement survivre. Le roman est littéralement brisé par les attentats. Publié à titre posthume en 2005, Sukenick étant mort en juillet 2004, Last Fall apparaît comme un roman détruit, fracturé en son centre. Et le jeu littéraire qu’était cette intrigue déployée dans un musée imaginaire d’art temporaire se rompt littéralement. La leçon est claire : la littérature ne fait pas le poids face à la réalité. Et pourtant…

Les textes réunis dans ce collectif, par-delà la diversité de leurs approches et des œuvres qu'ils interrogent, témoignent d'une étonnante cohérence, comme si les attentats du 11 septembre 2001, par leur imprévisibilité et démesure, ramenaient les théories littéraires et artistiques à leurs problèmes fondamentaux. Le 11 septembre 2001 pose, comme tous les événements marquants de l'Histoire, la question des possibilités et des limites de la représentation, qu'il s'agisse de l’interprétation de ses conséquences socio-historiques ou de la compréhension de son contexte d’apparition, ainsi que des forces qui en ont façonné le déroulement. Il interroge les arts et la littérature quant à leur capacité à le raconter ou à le mettre en scène. Paradoxalement, ces questions n’ont pas empêché les écrivains et les artistes de se mettre à l’œuvre et, dix ans après les attentats, nous avons vu apparaître un véritable corpus du 11 septembre 2001, se cristallisant autour de motifs récurrents. En effet, l’Homme qui tombe, les papiers s’échappant des tours, le nuage de débris, le rôle central des médias, les avions encastrés dans les tours sont autant d’images qui, transformées en tropes, traversent les représentations du 11 septembre, que ce soit en littérature, en arts visuels ou au cinéma. Marianne Hirsch, dans un article de 2003 sur les images iconiques du 11 septembre, demandait déjà: «What elements determine this process of reduction and iconization? And in what ways will this process be in fact determined by aesthetic factors ?» (Hirsch, 2002 : 85) Plus de dix ans après les attentats, le moment semble tout indiqué pour relancer cette question afin de voir comment les arts ont répondu aux événements, les ont intégrés ou n’ont pas réussi à le faire, comme c’est le cas avec le cinéma hollywoodien qui, après World Trade Center d’Oliver Stone, s’est contenté d’évoquer l’événement de manière plus ou moins lointaine.

Il ne fait plus aucun doute que les attentats du 11 septembre 2001 ont constitué, pour plusieurs, un important moment de rupture. Charnière, l’événement ne pouvait faire autrement que de l’être, les États-Unis étant attaqués sur leur propre territoire, et ce sont les symboles même de leur pouvoir qui étaient visés : pouvoir commercial avec les tours du World Trade Center, militaire pour le Pentagone et politique avec la Maison Blanche, cible potentielle du vol 93, de la United Airlines. Dix-neuf terroristes, formés dans des écoles d’aviation américaines, réussissaient à détourner quatre avions et à les transformer en missiles, atteignant leur cible sans que les États-Unis aient le temps de répliquer. L’attaque, rythmée par les écrasements des avions et les effondrements des tours, s’est déroulée en 102 minutes, comme un blockbuster, et a été diffusée en direct à la télévision.

Plus de dix ans après, comment négocie-t-on avec cet événement? Que les œuvres le fassent sur le mode mineur de l’évocation ou en situant d’emblée les attentats au centre de la représentation, quelles images utilisent-elles? Résistent-elles au mythe qui peu à peu se sédimente ou y participent-elles de façon explicite? Quelles figures, quelles perspectives sont choisies? Lesquelles sont, au contraire, négligées, alors qu’on pouvait les croire centrales après les attentats? Certaines figures, celle de l'Autre par exemple, participent-elles vraiment à cet imaginaire? Ou sommes-nous encore en présence d’un portrait unidimensionnel, qui grossit les traits afin de simplifier le tableau?

La fictionnalisation des événements du 11 septembre 2001 a connu différentes étapes, et nous sommes loin de pouvoir considérer le mouvement achevé. Après tout, l’événement est loin de s’être stabilisé dans la fiction, ce qui n’est pas étonnant lorsqu’on le compare à l’inscription d’autres moments historiques dans les arts. Il faut du temps pour penser la violence; il faut penser la violence dans le temps.

La première étape fut sans contredit celle du témoignage. La surmédiatisation des attentats et leur insertion spontanée dans les sphères du discours public ont ouvert la voie à une logique du témoignage qui, très tôt, a permis de mettre en mots le traumatisme encouru. Films documentaires, témoignages de photographes ou de journalistes, récits à la première personne de survivants ou d’endeuillés, textes poétiques sont venus constituer une première strate discursive, au plus près de la violence et de son expérience.

Des fictions ont commencé graduellement à apparaître, à partir de la fin 2002. C’étaient pour la plupart des romans déjà entamés au moment des attentats, à la manière de Last Fall de Sukenick. Brooklyn Follies de Paul Auster, qui en est l’exemple idoine, se termine la veille du 11 septembre, et la mention même de la date, à la dernière page, vient teinter l’ensemble de ce qui a précédé dans le roman. Un tel roman marque le coup, certes, mais sans pour autant aborder les attentats de front. Le 11 septembre y est comme une zone aveugle : il est là, on le sent présent, mais il demeure en périphérie. Il est un marqueur temporel ou, plus simplement encore, une limite antérieure ou postérieure à la diégèse.

Avec des romans tels que Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer, L’homme qui tombe de Don DeLillo, ou les romans non encore traduits en français A Day at the Beach d’Helen Schulman, The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz ou The Zero de Jess Walter, le sujet est enfin abordé de façon ouverte. Ces romans sont intimistes, centrés sur quelques personnages affectés directement ou indirectement par les attentats; ils travaillent avec le choc du 11 septembre en le liant à d’autres chocs ou traumas, qu’ils soient historiques comme chez Foer ou personnels comme dans le roman de Schwartz. Ce qui marque par contre dans ces romans, et ce que d’aucuns ont reproché à L’homme qui tombe de DeLillo, c’est que le 11 septembre y était surtout abordé pour ses effets sur des individus, et non en tant que phénomène historique : pas de grande saga, pas de somme comme dans Libra, le roman de DeLillo sur l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Par contre, pas de tape à l’œil larmoyant, comme avec le film World Trade Center d’Oliver Stone. Pas de spectaculaire, à la manière du Windows of the World de Frédéric Beigbeder. Une approche toute en douceur, comme s’il fallait, face à la clameur médiatique entourant les attentats, une poétique du murmure, une prise en charge graduelle du silence et de l’oubli suscités par le traumatisme.

Peu à peu, on voit apparaître un véritable espace figural des attentats, où le 11 septembre impose son propre imaginaire, marqué par sa logique symbolique spécifique. Un roman tel que Et que le vaste monde poursuive sa course folle (2009) de Colum McCann, salué comme le premier vrai roman du 11 septembre, même s’il se passe en 1974, fait entrer en résonance une figure associée de près aux attentats, celle de l’homme qui tombe, emblème de toutes ces victimes qui se sont lancées dans le vide plutôt que de mourir brûlées dans les tours, avec une autre figure, celle de Philippe Petit, le funambule qui a traversé sur un fil de fer l’espace entre les deux tours. La fiction se déploie en fonction d’un jeu de renvois, où le 11 septembre n’est plus simplement pris comme une catastrophe personnelle ou en acte, mais un événement historique, doté de sa propre symbolique.

Dans cette perspective, tout autant qu’une figure avec laquelle on peut jouer, le 11 septembre 2001 s’inscrit aussi comme principe interprétatif. L’absence des tours dans le ciel de New York s’impose comme donnée fondamentale du monde contemporain. Cette absence fait image, elle est une réalité de tous les jours. Si l’imaginaire se déploie sur le mode d’une absence, il permet tout de même de rendre cette absence signifiante, de la faire jouer sur le plan du discours, lieu même de la fiction. Déjà, dans À l’ombre des tours mortes, le dessinateur new-yorkais Art Spiegelman jouait de façon explicite avec cette présence en creux des tours disparues. Et Jonathan Lethem, dans son roman Chronic City (2009), lui emboite le pas. Les attentats n’y sont jamais nommés, mais la présence dans le bas de la ville d’un « trou » suivant des jours gris est régulièrement évoquée. L’absence des tours et le trou créé par leur disparition participent d’un procédé de défamiliarisation, qui cache plus qu’il ne montre. Le 11 septembre est en fait exploité comme un tabou, qui parle essentiellement d’une crise au cœur même de la constitution de cette société. Pas étonnant que de tels romans flirtent avec la nostalgie, taraudés par l'idée d'une perte de l’innocence, de la fin d'un âge d’or.


Le présent volume fait suite au colloque L’imaginaire du 11 septembre: de la fictionnalisation à la mythification qui a eu lieu en octobre 2011 au centre de recherche Figura à l'Université du Québec à Montréal. Il se veut un état des lieux: où en sommes-nous? Où en sont la fiction, la musique, le cinéma, les arts visuels dix ans après les attentats? Au-delà des œuvres qui constituent le corpus primaire des fictions du 11 septembre 2001, celles de DeLillo, de Foer et de McCann, quelles œuvres viennent nourrir notre réflexion? Quelles sont les figures qui, après une décennie, se sont formées autour de l’événement?

La première section, «Motifs récurrents : construire le corpus du 11 septembre 2001», est consacrée à l'analyse de ce qui s’est constitué au fils des ans comme le corpus des attentats, avec ses œuvres phares et ses motifs récurrents. Dans sa contribution, Annie Dulong montre comment les fictions du 11 septembre 2001 témoignent du dynamisme de notre rapport à l'événement à travers le temps. En examinant certaines récurrences dans les postures énonciatives, mais aussi dans les figures mises en œuvre, elle révèle que ces fictions sont passées d'une extrême proximité, de l'ordre du témoignage, à un réinvestissement symbolique de l'événement, culminant par exemple avec le travail sur les rimes historiques dans Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann.

De la même façon, la réflexion de Vanessa Besand éclaire le rôle fondamental que jouent l'ellipse et l'allégorie dans l'imaginaire du 11 septembre 2001. L'événement, mais aussi et surtout sa médiatisation, étant aveuglants, presque abrutissants, les écrivains qui se sont penchés sur les attentats les ont souvent mis en scène de façon détournée, par vases communicants symboliques, comme pour «contourner les pièges de l'indicible». Besand montre ainsi comment les œuvres littéraires délaissent les figures mythiques construites par le discours médiatique afin d'investir l'événement de façon plus allusive.

Dans son analyse du discours médiatique entourant les films du 11 septembre 2001, Julien Fragnon montre bien le rôle cathartique que joue le 7e art dans l'imaginaire. Un film tel que World Trade Center d'Oliver Stone reprend certains des ressorts narratifs les plus efficaces du cinéma hollywoodien, en premier lieu celui du héros anonyme capable de maîtriser la situation exceptionnelle à laquelle il est confronté. Son analyse révèle toutefois comment les événements ont fragilisé certaines représentations traditionnelles de ce cinéma, comme si la rencontre avec l'Histoire avait invalidé, pour un temps du moins, l'image triomphante de l'Amérique du cinéma des années 1990.

Sylvie Mathé se penche, quant à elle, sur la représentation du terroriste. Son analyse démontre comment la figure du terroriste incarne l'altérité par excellence pour l'Occidental cherchant à comprendre les attentats. Elle révèle aussi en quoi la représentation de l'Autre pose d'importants problèmes littéraires, notamment en ce qui concerne les limites de l'empathie de l'écrivain qui ne semble parvenir à créer que des êtres abstraits, stéréotypés, voire caricaturaux. Au cœur du questionnement sur les possibilités de représentation de l'événement, la contribution de Mathé fait la lumière sur l'intrication des problèmes éthiques et esthétiques posés par les diverses tentatives de représentation du terroriste.

Enfin, Julien Bringuier attaque de front la question de la représentation du traumatisme, arrêtant sa réflexion sur la rhétorique de l'incommensurable à l'œuvre dans Extrêmement fort et incroyablement près de Foer et L’Homme qui tombe de DeLillo. Il analyse la manière dont les représentations du traumatisme tendent à faire du personnage une victime passive, une figure qui subit davantage qu'elle n'agit. Ces œuvres, remarque-t-il, sont également porteuses de la croyance aux vertus curatives de l'écriture littéraire, privilégiant ainsi l'expérience personnelle au détriment d'une perspective historique.

La deuxième section s’arrête sur une figure, celle de l'homme qui tombe (The Falling Man). Celle-ci s’est révélée graduellement comme une figure majeure de l'imaginaire du 11 septembre 2001, et il convenait d’en étudier de près la constitution. Dans ce contexte, Anne-Marie Auger explore l'impact qu'a eu la célèbre photographie du «Falling Man» du photographe de presse Richard Drew sur ce qu'elle nomme la culture populaire du désastre. Cette culture de la circulation et du partage des images est l'occasion de questionner la fascination exercée par la photo de Drew. Son caractère tout à la fois énigmatique et esthétisant en fait l'une des images les plus représentatives du 11 septembre 2001 dans l'imaginaire.

L'analyse de Sophie Vallas, qui porte sur Et que le vaste monde poursuive sa course folle de Colum McCann, donne à voir comment ce roman met en place une lecture parallèle entre les événements du 11 septembre et la performance de Philippe Petit, le funambule. Comme si les deux événements de 2001 et de 1974 étaient liés par un fil de fer — narratif celui-là —, Vallas analyse la façon avec laquelle ce roman fait rimer deux moments historiques, ceux-ci semblant désormais inextricablement liés, la performance de Petit ayant acquis une signification bien particulière, c'est-à-dire ce moment de l'Histoire où l'homme n'est pas tombé.

Richard Phelan propose, quant à lui, d'analyser le rôle crucial que joue la performance artistique dans L’Homme qui tombe de DeLillo. Son analyse porte sur les effets de lecture induits par cette figure de l'artiste qui rejoue, sur le mode de la performance, la figure de l'homme qui tombe. Phelan y propose notamment que la performance s'inscrit dans le roman comme manifestation de pulsions humaines, le moyen privilégié par l'artiste afin d'éclairer brutalement la condition humaine, sa fragilité devant l'événement historique.

Bertrand Gervais analyse, dans une perspective surplombante, les multiples déclinaisons de la figure de l’Homme qui tombe. Suivant l'intuition selon laquelle la photographie de Drew rejoue l'image du Pendu dans le jeu de tarot, Gervais analyse comment l’Homme qui tombe, par diverses remédiatisations et recontextualisations, est une figure labile fortement réinvestie par la fiction. De l'homme qui tombe à l'homme figé entre ciel et terre, en passant par son improbable ascension à la fin du roman de Foer par exemple, Gervais montre comment cette figure s'impose peu à peu comme figure mythique contemporaine.

La dernière section, «Médiatiser l'événement, témoigner de l'expérience», est consacrée aux différentes médiatisations qu'a suscitées l'effondrement des tours du World Trade Center. Le rapport entre les images et les mots, entre le voir et le dire est au cœur des réflexions. D’entrée de jeu, Simon Brousseau analyse deux textes de David Foster Wallace où les attentats sont pensés dans une logique de représentation médiatique. Devant la puissance des images de l'Horreur visionnées en boucle, Wallace cherche à aborder les attentats de façon détournée, en évitant une exposition directe. Brousseau observe comment, en mettant à distance l'expérience télévisuelle de l'événement, Wallace tente de proposer une façon plus allusive, mais aussi moins spectaculaire d'écrire à propos du 11 septembre 2001.

Thomas Schmidtgall examine ensuite la réception journalistique allemande et française du film World Trade Center d'Oliver Stone et il insiste sur l'écart interprétatif que l'on peut constater dans ces deux pays, notamment quant à la question du sens à donner au patriotisme. Bien que le film de Stone possède des qualités propres à l'univers culturel et cinématographique états-uniens, Schmidtgall révèle que les publics français et allemand se sont montrés eux aussi concernés par les enjeux relatifs aux attentats. Il semble que l’imaginaire du 11 septembre 2001 soit partagé des deux côtés de l’Atlantique.

Dans sa contribution, Lucie Roy analyse la notion d'événement dans ses acceptions médiatiques et historiques. Sa réflexion éclaire notamment comment la fictionnalisation médiatique de l'événement participe à sa construction en tant que fait historique. Dans les sillages de Paul Ricœur et de Paul Veyne, sa réflexion se veut donc une démonstration de la malléabilité de la matière historique, dont le sens est toujours à construire.

À travers la notion d’événement comme moment de rupture dans l’imaginaire collectif, Alice van der Klei s’est penchée sur un corpus de fictions québécoises qui ancrent les attentats dans une rupture du quotidien. L’événement s’inscrit ici dans une narration qui se déroule au Québec, souvent en arrière-plan du récit (chez Martine Delvaux, Catherine Mavrikakis et Mathieu Arsenault), tandis que son insertion dans des textes plus tardifs permet de rendre compte d’autres événements ailleurs qu’au Québec (chez Mélanie Gélinas et Annie Cloutier) pour aboutir à une véritable mise en récit des 102 minutes des tours qui s’effondrent à New York même (chez Annie Dulong).

Gabriel Tremblay-Gaudette s’intéresse, pour sa part, à un phénomène fort curieux dans les bandes dessinées du 11 septembre 2001, c'est-à-dire l'étonnante absence de son qu'on peut constater dans la plupart des œuvres. Tremblay-Gaudette, tout en retraçant l'histoire des représentations sonores en bande dessinée, montre comment cette absence de son exprime avec justesse le sentiment d'irréalité éprouvé par les témoins des attentats. Dans une forme artistique qui fait habituellement un usage abondant des onomatopées, cette particularité formelle a de quoi faire réfléchir sur l'impact esthétique, mais aussi éthique qu'ont eu les attentats sur les créateurs du 9e art.

Finalement, Mathieu Duplay offre une analyse de On the Transmigration of Souls du compositeur John Adams. Duplay montre comment la création d'Adams s'inscrit dans une poétique de l'élégie. En cherchant à s'éloigner des discours grandiloquents, John Adams offre, selon Duplay, une œuvre qui résiste à la kitschification médiatique du 11 septembre 2001. Le texte qui accompagne la composition musicale, composé d'archives sur les victimes des attentats, vise à créer un espace voué à leur souvenir, tout en proposant une réponse poétique à la faillite du langage.

Sans chercher à fournir un portrait définitif des modes de fictionnalisation des attentats, tâche encore prématurée compte tenu de la nouveauté du sujet et du caractère nécessairement incomplet d’un corpus encore en plein développement, les diverses études réunies ici contribuent tout de même à parfaire notre compréhension d’un pan de l’imaginaire contemporain, en ciblant ce que d’aucuns considèrent comme un événement marquant du vingt-et-unième siècle, un événement qui modifie en profondeur notre rapport au monde, étonnamment fragilisé.


Cette introduction a été écrite par: Bertrand Gervais (Université du Québec à Montréal); Annie Dulong (Collège Édouard-Montpetit0; Simon Brousseau (Université du Québec à Montréal) et Alice van der Klei (Université du Québec à Montréal0.

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