L’utilisation d’une bichromie pour ce récit en BD, les dominantes de gris, l’alternance de fonds blancs ou noir, participent à la lente construction d’une ambiance particulière, à la fois très précise et presque atemporelle, distillant des sensations diverses et étroitement mêlées. Tout est vu de l’intérieur, c’est-à-dire à hauteur d’humains. Les gens vivent ce jour pris par des impératifs du quotidien qui se refaçonne, au fur et à mesure de l’évolution de cette catastrophe. L’auteur est également soumis à cette logique et agit en conséquence, porté par la situation, un peu à la dérive, comme les autres habitants du quartier. Et cette action au ralenti, passive, semble presque extérieure à l’événement vécu par les personnages du récit. Ça et là, lorsque Rehr montre les personnes évacuées faire connaissance, discuter, des remarques générales d’ordre politique ou philosophique sont évoquées : « espérons que ce truc incitera tout le monde à résoudre le problème israélo-palestinien » (case 4, pl. 32, deux interlocuteurs en train de manger des pizzas) ou « Je me demande toujours quel monde nous allons offrir à nos enfants » ( case 5, pl. 32, une femme enceinte qui pose une mains sur son ventre ). Quelques images de l’attentat, par le biais de la télévision, contextualisent davantage les faits. C’est un peu comme des spectateurs d’un match de football, dans un stade, qui suivent le jeu en direct et le regardent de ce fait sans aucune mise en scène, pas de sons, pas de cadrage spécifiques : zoom avant, arrière, gros-plan, etc. Rehr ne s’intéresse qu’à ces petits détails, cette banalisation d’un événement catastrophique qui est ressenti profondément par les témoins mais qui devient autre dès qu’il est médiatisé. Il y a comme une dichotomie entre cette micro-histoire décrite à travers une narration par petites touches face à la surmédiatisation du 11 septembre qui brouille les cartes et empêche de penser l’événement, l’histoire, ses conséquences, son sens. Henrik Rehr repousse le spectaculaire de l’événement jusqu’à l’intérioriser, il participe ainsi, modestement, au processus de fictionnalisation. Il montre à quel point les êtres qui ont vécu cette situation, les habitants des quartiers proches du World Trade Center, en sont sortis bouleversés, transfigurés en quelque sorte, loin de toute réécriture spectaculaire des faits. Et c’est dans ce parti-pris d’exposition de l’histoire que le dessinateur explore à son tour la mythification du 11 septembre. C’est un peu ce que lui dit l’un de ses proches rencontrés dans le métro quelques heures après les événements : « C’est drôle, tu sais. Tout le monde se rappellera ce qu’il a fait aujourd’hui. Maintenant, toi et moi faisons partie de l’histoire de l’autre, ce jour où le World Trade Center est tombé».