Pour le lecteur dont c'est le premier contact avec un roman de Douglas Kennedy, les premières pages semblent coller aux canons du best-seller destiné à une clientèle cible féminine : une intrigue centrée sur la vie quotidienne et familiale; une héroïne dévouée, mais de modeste envergure; une relation mère-fille houleuse, une relation père-fille suivant l'évolution classique de l'Oedipe; une amie rebelle, mais fidèle qui permet d'évacuer le trop-plein de tension par l'humour cynique; le récit du périple de l'héroïne vers la prise en charge de son destin, cette prise en charge, pareille au mythe de Sysiphe, se manifestant moins dans la transformation que dans la décision volontaire de se conformer au mode de vie qu'elle s'est choisi au départ. Toutefois, quelques passages s'immiscent graduellement dans le propos et détonnent sur l'ensemble, ce qui fait douter le lecteur d'avoir affaire à un simple roman populaire. La critique sociale y est trop affutée pour ne pas souligner un procédé délibéré de l'auteur.La position idéologique est claire : les républicains sont fustigés, de même que tout comportement intransigeant dénotant une certaine bigoterie. Par exemple, la vaste campagne de sensibilisation anti-tabagisme est dépeinte comme une chasse aux sorcières :«De nos jours, si une femme enceinte est surprise à fumer en public, elle sera soumise à une lapidation verbale par quelque respectable citoyen, car nous sommes devenus une nation de fascistes de la santé, dès qu'il est question de la plante maudite. Mais tandis que la société juge acceptable de vilipender une personne que l'on ne connaît même pas sous prétexte qu'elle fume, vous risqueriez le procès en diffamation si vous osiez le moindre commentaire sur ces obèses éléphantesques que l'on voit de plus en plus souvent dans nos rues.» (page 261-262)Les médias sont attaqués également sur la base de leur curiosité morbide envers le pathétique et le spectaculaire, de même que pour leur appui indéfectible à la cause républicaine. Tels des bêtes sauvages, ils ne sont intéresser qu'à exposer, et du même coup détruire, la vie privée des gens. Laissant complètement de côté une quelconque mission d'objectivité, ils se font les instruments de la propagande de la droite religieuse, mettant en pièce toute forme de pensée minimalement libertaire. Douglas Kennedy fait donc la preuve qu'un roman populaire peut servir à présenter une critique sociale étoffée et que son auteur peut être engagé et exprimer son opinion. Les États-Unis post-11 septembre lui fournissent en ce sens un terreau fertile. Toutefois, outre l'apport à la figure de l'écrivain engagé, cette œuvre est importante en regard du processus de fictionnalisation du 11 septembre pour une autre raison.Une critique récurrente adressée par les théoriciens de la littérature populaire est que, quel que soit son contenu, elle soit presque inévitablement assujettie à l'idéologie en place. La forme du best-seller est intimement liée à l'industrie littéraire. Le choix de l'auteur d'adopter cette forme pour s'exprimer pointe intrinsèquement vers un intérêt mercantile. Or toute opinion motivée par des considérations d'ordre pécuniaire ne manque pas de paraître à tout le moins suspecte. Comme dans l'exemple des médias biaisés qu'il expose lui-même, comment savoir si les opinions qu'énonce Kennedy sont authentiques, ou qu'au contraire elles ne participent que de la fiction et de la psychologie des personnages? C'est néanmoins sur la quatrième de couverture qu'on trouve l'illustration la plus éloquente, et pour nous la plus pertinente, de la manipulation de la représentation : le 11 septembre y est utilisé ni plus ni moins que comme argument de vente, sans lien avec le contenu du roman. Le roman a peu à voir avec les événements du 11 septembre en dehors de se situer dans le climat tendu qui s'est ensuivi. Pourtant, le texte du résumé laisse présumer un lien beaucoup plus important entre l'intrigue et les attentats terroristes :«Installée dans une petite ville du Maine, Hannah goûte aux charmes très, très discrets de la vie conjugale. C'est alors que le hasard lui offre l'occasion de sortir du morne train-train de son quotidien : malgré elle, Hannah va se rendre complice d'un grave délit. Trente ans plus tard survient le 11-Septembre, et avec lui le temps du doute, de la remise en question, de la suspicion. Le passé de Hannah va resurgir inopinément. Et du jour au lendemain son petit monde soigneusement protégé va s'écrouler...»À la lecture de ce résumé, comment ne pas voir un lien immédiat entre le délit de Hannah et les attentats? Cette juxtaposition n'est que renforcée par l'utilisation du verbe « s'écrouler » appliqué au monde de l'héroïne. Il faut le répéter : avec sa mention unique, la présence du 11 septembre est insignifiante dans le roman en dehors de participer à l'atmosphère de tension. Comment expliquer alors cette emphase dans le résumé, si ce n'est par la volonté de tirer avantage de la charge symbolique de l'événement dans un but publicitaire? Il est vrai que l'édition originale anglaise nuance un peu, faisant référence au climat général post-11 septembre plutôt qu'à un lien de nature plus étroite : « But then, in the charged atmosphere of America after 9/11, her secret comes out and her life goes into freefall. » La mention de l'événement dans l'argumentaire n'est tout de même pas anodine, et confirme la nature mercantile du best-seller.D'autre part, la divergence dans les deux résumés (anglais et français) fait transparaître un acteur souvent oublié dans la fictionnalisation du 11 septembre : l'appareil éditorial et publicitaire. Il est fort à croire que Douglas Kennedy n'a pas composé le résumé de son livre en français. C'est à l'éditeur que revient donc la volonté d'associer si étroitement le 11 septembre et l'intrigue du roman. Il participe par le fait même au processus de fictionnalisation, et ce à deux niveaux : intrafictionnel en teintant le contenu du roman dans l'esprit du lecteur qui ne cesse de chercher une présence qui ne viendra jamais; extrafictionnel par l'utilisation du symbole des deux tours à des fins publicitaires et mercantiles.