5 juillet 2007

La Jubilation des hasards

Par Patrick Tillard
Présentation de l'œuvre
Ressource bibliographique: 

Eugenio Tramonti est journaliste dans la région marseillaise, mais il se définit aussi comme un « écrivain négatif » après avoir renoncé à l’écriture. Mariana est sa compagne, Choisy-Legrand son patron. Shoshana Stevens, vieille dame, modeste, gentille, à la limite effacée, lui rend un jour visite pour lui expliquer que le père de Eugenio, père mythique, guide en montagne emporté par une avalanche lorsque Eugenio était très jeune, est vivant, réincarné dans un bébé à New York. Curieusement, Eugenio décide de la croire. Le récit peut alors commencer à spiraler, repoussant sans cesse l’échéance, c'est-à-dire la rencontre entre Eugenio et le bébé et ainsi l’éventuelle reconnaissance. La première partie du récit décrit la rencontre avec Shoshana Stevens : les questions de Eugenio, la révélation d’un détail biographique que seul Eugenio connaît qui emporte sa décision, les affirmations étranges de Shoshana. La vieille dame possède l’étrange faculté d'entrer en contact avec les morts parce que « les morts deviennent des consciences sans corps ». Selon Stevens, alors que certains souffrent, des vivants les entendent, d’autres se réincarnent pendant que des hommes s’enfouissent dans des terriers creusés par leurs mains nues pour y trouver une sérénité totale et impossible ailleurs puis y mourir. Le Bardo tibétain est notamment évoqué par Shoshana comme l’évocation d’un possible passage entre univers sans que l’on puisse pour autant qualifier ce roman de fantastique, de métaphysique ou d’ésotérique. L’irrationnel y devient en effet vecteur d’un rationnel paisible où l’anatomie du présent est constituée d’un assemblage de coïncidences elles-mêmes banalisées car rendues ordinaires dans le cadre de la fiction. Cette banalisation engendre un flou identitaire, ou à tout le moins une perte de croyance dans la réalité (de quelle réalité est composée la réalité?, semble se demander en permanence le narrateur) du monde environnant dont les symboles demeurent parfaitement énigmatiques. La deuxième partie se passe à New York oû Eugenio est censé effectué un reportage sur l’après-11 septembre. De rencontres professionnelles prévues à d’autres totalement hasardeuses qui finissent par se recouper, l’auteur explore un New York décadent, peuplés de ruines idéologiques, de personnages décalés, d’ombres felliniennes, une ville mouvante dont le décor évoque la Rome néronienne. Entre deux rencontres de témoins de l’attaque du 11 septembre, puis une visite obligée à Ground Zero, Eugenio livre ses réflexions sur le 11 septembre et l’exploitation commerciale qui en est faite. Son approche iconoclaste de l’événement, approche qui ne sombre ni dans le pathos ni dans la critique à tous crins, pose des questions plutôt qu’elle ne propose de réponses cuites et recuites. Le récit maintient toujours une certaine distance avec ses thèmes, comme si l’auteur « était absent au monde ». Son « terrier-livre », dans lequel il s’enfouit en creusant à mains nues, fouille en spirales une histoire invraisemblable, finalement cohérente grâce à une écriture qui se joue de plusieurs plans narratifs en les juxtaposant, et qui prend incontestablement une réelle et amicale consistance poétique. Le motif de la souffrance habite en permanence l’histoire à la fois comme souffrance créative et souffrance pure des morts ou des vivants. La référence au « Souvenirs de la maison des morts » de Dostoïevski est constante tout au long de l’ouvrage.

Précision sur la forme adoptée ou le genre: 

Roman.

Précision sur les modalités énonciatives de l'œuvre: 

Il s'agit d'un monologue intérieur, mais la technique narrative entrecoupe également plusieurs voix, fictives, qui en font presque un roman polyphonique. La technique narrative mêle avec beaucoup d’habileté les voix des différents protagonistes dans un enchevêtrement maîtrisé de rêves dans les rêves, de voix qui se complètent et se rencontrent comme dans un labyrinthe borgesien d’« histoires en gigogne ». L’auteur dans un interview parle à propos de son livre d’un rêve cartographique [Interview de l’auteur :http://perso.orange.fr/calounet/interview/garcinexclusivite.htm]. Beaucoup plus que « l’idiotie du hasard », ce qui semble habiter ce livre attachant, c’est la réalisation même du livre, la recherche hasardeuse de l’écriture : le terrier, semble nous confier l’auteur à la toute fin, c’est la vie puis la fiction de tout livre menteur. Des deux réunis, il faut bien faire quelque chose, d’où ce livre pour « que je parvienne à reconquérir un peu de moi, un peu de moi qui m’échappait. »