Galeries de portraits de la jet set newyorkaise. Première scène : Russell, éditeur de renom, et sa femme Corinne, mère au foyer, la quarantaine tous les deux, organisent un dîner dans leur appartement (un loft à Tribeca), non loin de ce qui va devenir Ground Zero le lendemain même. Invité d’honneur du dîner : Salman Rushdie, qui se décommandera. Dans ce milieu très upper-class de New York, les mondanités vont leur petit chemin et tous collaborent à cette apparente unification. La préparation de cette soirée, Russell à la cuisine, Corinne avec les enfants, permet de mesurer les liens et la distance instaurés dans le couple, ainsi que leurs aspirations individuelles au niveau du travail et de la vie en général (enfants, parents, famille, amis). Vivant la routine d’un couple en vue avec des enfants en bas âge, Corinne cherche à s’épanouir différemment (elle tente d’écrire un scénario à partir d’un roman de Graham Green). Chez ce couple privilégié aux valeurs conventionnelles, peu tourné sur le monde et apparemment confiant dans la permanence des valeurs occidentales et américaines, le simulacre d’une vie remplie et heureuse semble validé par un quotidien épanoui entre professionnels en vue et amis branchés.
On ne saura rien des attentats. Le récit reprend au lendemain du cataclysme. Corinne se porte volontaire pour aider à distribuer de la nourriture via une minuscule cantine installée dans l’urgence, près de Ground Zero. C’est là, dans cet endroit inusité, carrefour symbolique de la solidarité américaine toutes classes confondues, qu’elle va rencontrer un rescapé des attentats, Luke, star sur le retour de Wall Street dont les valeurs déjà mises à mal par une relative lucidité sur la finalité de son métier peinent à se maintenir telles quelles dans sa conscience. Sa femme le trompe, sa fille vit sa vie loin de lui et sa récente disponibilité le laisse amer et déconcerté.
Peu à peu une certaine compréhension réciproque va rapprocher Corinne et Luke jusqu’à ce qu’une idylle (prévisible) s’ébauche entre eux. Par delà la culpabilité, l’amour et l’excitation d’une passion amoureuse transgressive déportent Luke et Corinne loin de Ground Zero, leur découvrant une vulnérabilité qu’ils ne se pensaient ni l’un ni l’autre capable d’atteindre. Nous suivons le développement et les impacts de cette liaison jusqu’à la fin du livre qui se termine en un point de suspension interrogateur sur l’avenir de cette passion.
À noter : quelques descriptions acerbes du monde de l’édition, de ses mondanités, des restaurants branchés face à la réalité plus terne de la cantine où pompiers, policiers et sauveteurs divers se partagent la nourriture de la ville. Tous les personnages branchés semblent vivre une culpabilité qui les brûle, une crainte ou une indifférence anxieuse face à ces autres qui peuvent envahir à tout moment la Tour d’ivoire à laquelle se réduit leur monde. Les attentats ont existé, leur vie quotidienne est perturbée, leurs relations intimes se transforment inexorablement, mais il n’est pas certain que les attentats aient finalement un pouvoir de mutation radicale qui pourrait les emporter vers des promesses plus tangibles de liberté.
La vie de chacun des protagonistes est faite d’une substance quasi impavide dont même le couple amoureux au centre du roman n’arrive pas à se défaire. Il leur faudrait se pencher sur les expressions mélancoliques de leur vie et avoir l’envie de changer, ce qui n’est pas certain. Leur passion bute sur un mélange de codes et d’habitudes fortement imbriqués et l’aventure amoureuse semble seulement être à même de reproduire un vague désir adolescent d’absolu mais non d’innover vers un amour passion irréversible, vers une sensibilité nouvelle qui pourrait subvertir le réel perturbant, vers … un grain de folie loin de la culpabilité, loin de la vulnérabilité comme de la culpabilité…
Par-delà les ruines gigantesques qui veillent non loin, la passion mélange plutôt les partenaires dans une sensibilité qu’elle réduit presque au théâtral, mais sans supprimer les critères de reconnaissance codés et surfaits qui les anime, cette fausse solidarité cultivée pour des motifs plus secrets et individuels.
Dans le tourbillon des réactions qui ont suivi le 11 septembre 2001, ce sont les fêlures, l’unité précaire qui s’écroulent mais il n’est pas dit, du moins dans ce livre, que les blessures permettent d’apercevoir autrement que fugitivement un visage nouveau.