Il faut d’abord noter les quelques échos de ce livre dans les revues spécialisées du monde arabe francophone, notamment en Algérie et au Liban, ce qui permet d’élargir un peu le champ de la recherche du LMP en intégrant les prudentes réflexions et interviews de ces revues.
Première approche « de l’intérieur » et tentative de caractérisation psychologique des terroristes via le roman, Tuez-les tous essaie de montrer une sorte d’exaspération subjective qui guide son narrateur vers la destruction et la mort. L’approche du roman, l’introspection du narrateur, sur laquelle il y a beaucoup à dire, est assez banale. Ce qui l’est moins, c’est la proximité avec l’événement annoncé. Néanmoins, Salim Bachi ne montre pas assez le fourmillement psychologique et l’intensité convulsive des tourments de son narrateur. Peut-être parce que celui-ci a été posé comme un hérétique qui ne croit pas au Paradis promis après sa mort glorieuse, le personnage manque de force et de crédibilité. Les pulsions affectives et les faisceaux nerveux et irrationnels de son moi fragmenté semblent artificiels en regard de sa détermination finale. En effet, l’avidité de la mort ne suffit pas à justifier les contraintes inconciliables d’une action faite au nom du Coran par un hérétique. L’auteur apparaît trop souvent derrière le narrateur pour servir un discours qui se veut démystifiant d’un Islam aux dimensions humaines dévoyées, manipulé et exploité par une secte dont le chef est Ben Laden. Dans la recherche du LMP, nous n’avons pas à nous interroger sur les fondements religieux de l’Islam mais il nous faut constater que l’argumentation de ce roman est, sur ce point, maladroite et obscure et qu'elle gêne la crédibilité du personnage. Dans cette provocante contradiction entre Foi et négation de la Foi, son attitude suicidaire apparaît de plus en plus sans la véritable force d’un vécu indigne ou révolté qui déterminerait la décision définitive. La puissance fictionnelle d’évocation ne se déchaîne jamais tout à fait et le lecteur en est conduit à interroger la sincérité du roman.
La contradiction évoquée, permanente et inconciliable, entre en conflit avec la détermination ultime du narrateur. Elle neutralise l’essence de la psychologie décrite, elle l’estompe dans un brouillement désarticulé de tendances et de tons où le lecteur s’égare ou s’ennuie.
Toutefois, cette première approche psychologique sonde, même de manière imparfaite et parfois artificielle, l’enchevêtrement de folie et de faiblesse, la fuite dans la destruction, que clament d’une certaine manière les gestes de « guerre sainte » posés à New York le 11 septembre 2001.
La reprise d’un certain nombre de thèmes des idéaux du « terroriste » véhiculé par les médias et les institutions devrait sans doute contribuer à dégager les fondements d’une figure emblématique du terroriste islamique moderne, figure qui sera vraisemblablement reprise et déclinée de multiples façons par la fiction.
Selon Salim Bachi, le terroriste islamique pourrait être un homme d’âge mur, psychologiquement blessé, de formation universitaire, ayant tenté de s’intégrer au mode de vie et à la culture occidentale, bénéficiant d’une formation de combattant et d’une expérience de la clandestinité, lucide, méprisant cette société occidentale qui l’a refusé, animé par un esprit de vengeance, irréductible à toute compassion, ni intégré ni intégrable, et refusant d’être perverti par les valeurs permissives des sociétés occidentales. La littérature russe du XIXe siècle a produit des œuvres majeures (Dostoïevski, Les Démons) à partir de l’impact social des nihilistes russes, il sera intéressant de voir ce que les littératures arabes notamment, francophones ou non, seront à même de produire dans les années qui viennent à partir de la figure en cours de constitution du terroriste contemporain d’inspiration islamique.