L'assemblage d'une œuvre telle que September 11, 2001 : American Writers Respond doit nécessairement imposer son lot de choix éditoriaux : quels critères utiliser pour choisir les auteurs? quelles directives énoncer, quelles autres taire? quels auteurs contacter? Chacune des orientations choisies donnera sa teinte à l'ouvrage final. Ainsi, suivant une logique semblable à celle d'Ulrich Baer dans 110 stories, William Heyen a penché pour l'impartialité en respectant l'ordre alphabétique des auteurs pour présenter leurs textes, à une exception près : le poème ouvrant le recueil n'est pas celui de Tammam Adi, mais celui de W. S. Merwin. Intitulé « To The Words », il prend la forme d'une invocation aux anciens : « indifferent elders / indispensable and sleepless [...] you that were spoken / to begin with / to say what could not be said » (p. 3). Outre l'analyse textuelle qu'on pourrait faire de cette demande aux défunts d'énoncer ce que les vivants ne parviennent pas à dire, il faut voir ici un choix éditorial significatif, affectant la structure même de l'œuvre. Il fait ressortir les traces d'une intentionnalité qui se subsume à l'objectif originel du projet énoncé par Heyen dans la préface : « This anthology will be a forum by as many as a hundred poets, fiction writers, and creative essayists who will cut to the quick of their thinking on the origins and implications of the grief and anger and dread now engulfing us. » (p. xi) Il appartient bien sûr à l'éditeur d'exercer sa fonction en vue de composer une esthétique propre à l'œuvre. La forme qu'adopte le premier texte, bien que ce dernier rompe avec l'ordre alphabétique de l'anthologie, ne s'écarte pas des grandes lignes esthétiques fixées par l'ensemble du corpus, ce qui tend conséquemment à camoufler l'anomalie structurelle. Le texte d'ouverture, au lieu d'être démarqué, a été « nivelé » pour en faire disparaître, hormis le nom de l'auteur, les traces de son caractère distinct. Sous les apparences de l'impartialité sourd une subtile subjectivité. Sans se faire l'expression d'un programme de la part de l'éditeur, la manipulation discrète de l'ordre des textes entrouvre la porte à un questionnement sur l'intention, une porte qu'il appartient au lecteur de franchir ou non. À tout le moins, le choix éditorial place le recueil sous un certain augure, celui de la déférence à la parole des anciens, du respect des traditions et de l'énonciation salvatrice, qui, selon les diverses opinions, pourra ou non se refléter dans la conjoncture étasunienne post-11 septembre.
Les traces laissées par l'éditeur sont évidemment les plus manifestes dans la préface qu'il a composée pour le recueil. L'incipit en est le pronom personnel « I », le je anglais. Le même pronom sera utilisé en tout 29 fois (en comparaison à la première personne du pluriel « we » qui sera présente 9 fois) sans compter l'usage des pronoms et possessifs « me » et « my ». Cet inventaire témoigne moins d'une « décollectivisation » égocentriste que d'une volonté de replacer la focalisation au niveau de la subjectivité individuelle. La préoccupation du collectif est présente, mais abordée par l'entremise de l'unicité du « je ». D'autre part, l'éditeur utilise dans sa préface le nom de trois piliers de la littérature américaine, dont les deux premiers appartiennent au mouvement transcendantaliste : Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Walt Whitman. Cette convocation a des effets multiples. Premièrement, elle dénote une volonté d'ancrer l'ouvrage dans une continuité historique, de faire le pont entre l'enfance de l'institution littéraire américaine et le contexte d'énonciation post-11 septembre. L'intertexte a également pour effet d'associer l'esprit du projet subversif des transcendantalistes à celui de l'anthologie assemblée par Heyen (il convient peut-être de rappeler que la période romantique américaine fut non-négligeable dans la constitution de l'individualisme élevé au rang de vertu sociale). La référence à Walt Whitman confirme bien ceci, ce poète ayant toujours professé une relation symbiotique entre le poète et la société, le collectif se reflétant dans la subjectivité englobante du héros individualiste. Enfin, la déférence manifestée envers ces figures mythiques de la littérature américaine, ainsi qu'à d'autres auteurs tels que William Butler Yeats, Theodor Adorno ou Czeslaw Milosz, a pour conséquence de replacer le discours dans une dialectique institutionnelle. Il s'agit de produire une oeuvre souscrivant aux structures établies, de chapeauter la démarche poétique par une légitimation provenant d'une association aux noms de grands maîtres. En invoquant ces noms, l'auteur s'assure de faire retomber une partie de leur rayonnement sur sa propre œuvre, tout en apportant sa contribution à l'édifice institutionnel. C'est en ce sens que la préface de William Heyen s'inscrit sous la problématique de la littérature patriotique.
Deux poèmes se distinguent immédiatement en ce sens : « Anthem September 11, 2001 » de Tammam Adi et « A Writer's Pledge of Allegiance » de Kelly Cherry. Déjà dans les titres sont évoqués deux symboles puissants de l'identité américaine : l'hymne national et le serment d'allégeance. Dans la section des notes sur les contributeurs, l'anthologie nous apprend que Tammam Adi, d'origine syrienne, a trouvé aux États-Unis la liberté d'exercer sa religion. Son poème utilise fortement l'anaphore, créant un effet de déclaration solennelle. À nouveau la première personne du singulier est privilégiée, en conjonction avec quatre verbes : I am, I believe, I love, I'll fight. Avec l'anaphore « a star for », la dernière partie du poème est une évocation directe de la constellation d'étoiles sur le drapeau américain, censée représenter les 50 états américains. Lorsque Tammam Adi élargit la portée de ce symbole en attribuant une étoile à l'Irak, à l'Iran, à l'Afghanistan, à la Palestine, à Israël, à la Russie ou à la Chine, il reproduit une idéologie typiquement américaine d'impérialisme démocratique, qui pourrait se traduire dans une volonté de voir toutes les nations unies dans le respect des différences sous un seul drapeau (américain bien sûr). D'autre part, Adi utilise le même procédé que Heyen dans sa préface: la convocation de grandes figures de l'émancipation de l'homme (Abraham Lincoln, Mahatma Ghandi, Martin Luther King, etc.) contribue dans un premier temps à renforcer leurs auras mythiques respectives, tout en relevant le propos du poème par association à ce rayonnement. Adi pousse le patriotisme jusqu'à invoquer le nom de John Lennon et à terminer son poème par des paroles tirées de deux de ses chansons, Come Together et Instant Karma : « Come together, right now, over you. / We'll all shine on. Like the moon and the stars and the sun. / On and on and on. » (p. 6)
Kelly Cherry reprend les mêmes procédés dans son poème « A Writer's Pledge of Allegiance ». Elle réutilise un symbole de la patrie américaine, le serment d'allégeance, en le combinant à une répétition de la première personne du singulier à travers l'anaphore des mots « I believe ». La fonction hypnotique de ce procédé stylistique alliée aux propos quasi mystiques sur l'art engendre un sentiment d'exaltation propre aux discours religieux ou même propagandistes.
Un tel sentiment semble pénétrer l'ensemble de l'oeuvre. La multiplication des textes à saveur religieuse l'atteste. Dans son texte intitulé « Lamentations », Diane Glancy replace les événements du 11 septembre et leurs conséquences (la guerre en Afghanistan) dans une logique d'opposition entre les forces du bien et du mal. Selon son raisonnement, l'Amérique, bien que n'ayant pas les mains propres, se range du côté des protecteurs d'Israël. Ainsi, pour reprendre possession du siège de la vraie foi, les forces du mal se sont attaquées aux États-Unis. Bien que plus nuancée, la vision de l'écrivaine s'inscrit dans une polarisation du conflit, un dualisme chrétien soutenu à grand renfort de citations bibliques tirées du Livre des Lamentations et de l'Apocalypse :
« All our enemies have opened their mouths against us. They hiss, they say, We have swallowed her up; certainly this is the day we have looked for. Lamentations 2:16
After the blizzard of ash and rubble, we are the planes headed for the other side of the continent full of fuel. It is a spirit war. Not sacred, but spirit. » (p. 148)
En retour, le recueil offre également des auteurs tels que H. L. Hix appelant à la tempérance et à la loi morale. Dans son texte « Where We Were, Where We Are », il se sert d'un raisonnement moral et philosophique pour faire contrepoids au patriotisme militant : « We maintain some element of control over how we will respond to attack and tragedy, and we can respond in better or worse ways. Unintimidated honesty supports a better response, self-deception a worse; goodwill a better response, ill-will a worse. "It is difficult to suffer well, without resentment, false consolation, untruthful flight" Iris Murdoch tells us, followed by the central fact: "How we see our situation is itself, already, a moral activity." » (p. 199). Étrangement, si le contenu de ce texte s'oppose en quelque sorte à l'unilatéralité d'un discours patriotique, il trouve quand même sa place dans le recueil, sans « détoner ». C'est que, à l'instar des autres textes cités plus haut, le témoignage de Hix s'inscrit dans un paradigme de l'action. La prose et la poésie sont ici des outils; ils expriment des points de vue. La fiction y devient un moyen utilitaire. Si on compare à nouveau American Writers à 110 stories, on observe que dans ce recueil, la fiction servait plutôt au processus de guérison. Elle paraissait une nécessité, un impératif pour l'écrivain de mettre en mots l'expérience traumatique afin de la ramener à l'échelle humaine. Pour les auteurs de American Writers Respond, il s'agit moins de sentir que de comprendre, de réagir avant de penser à guérir. Cette œuvre pose des questions sur l'écriture en tant que levier patriotique servant à influer sur le réel. Plutôt que d'être un refuge où l'homme puisse se retirer pour panser ses plaies et vivre son deuil, la littérature prend ici une forme militante, elle devient un moyen d'agir. Les deux recueils s'opposent donc dans une dialectique du dire et du faire. La dernière phrase de la quatrième de couverture est évocatrice : « [...] in its entirety, this book gives full and powerfull voice to a nation's artists in a time of crisis. » Il ne s'agit pas seulement de donner la voix, mais de donner un pouvoir à cette voix. C'est en ce sens que la représentation du 11 septembre 2001 par les écrivains du recueil September 11, 2001 : American Writers Respond soulève un questionnement : alors qu'on devrait s'attendre de la part des artistes d'une nation à un discours d'avant-garde, original, imaginatif, incisif et éclairé, qu'arrive-t-il lorsqu'il ne parvient en grande majorité qu'à se faire la répétition des truismes patriotiques véhiculés par l'appareil médiatique et repris en coeur par la masse populaire?