9 décembre 2007

Falling Man

Par Jean-Philippe Gravel
Présentation de l'œuvre
Ressource bibliographique: 

Roman de l'après-11 septembre vivement attendu puisque provenant d'un auteur dont l'œuvre semblait avoir préfiguré souvent (sous une forme anticipée) des événements de cette portée, Falling Man présente un DeLillo qui, déjouant les attentes, offre non pas une large fresque à l'ampleur d'Outremonde ou de Libra, mais une méditation résolument repliée sur l'intime, une chronique de la dérive d'une poignée de personnages qu'on croirait tentant d'émerger d'un décor de cendres et de poussière. Le 11 septembre, immédiatement après l'effondrement des tours, Keith, avocat rescapé de justesse de la catastrophe, se présente, une valise à la main, à la porte de Lianne, la femme dont il était séparé. Réunis, les personnages ne se retrouvent pas pour autant, suivant chacun l'orbite de leur propre dérive: Lianne, hantée par la mémoire et le temps, l'appartenance et l'oubli, interroge son sentiment d'irréalité comme les ressorts de la foi religieuse et le pouvoir des mots ; Keith, de plus en plus dévoué au pur instant, après l'esquisse d'une retrouvaille avec sa femme et une brève liaison avec une autre survivante. Les dérives des deux personnages principaux ne semblent pas fait pour se nouer l'une à l'autre. Le temps passe et les distances s'accroissent ; tandis que la nostalgie de Keith pour ses collègues emportés dans les tours l'emmène à Las Vegas mener la vie d'un joueur de poker à plein temps, la pensée de Lianne semble se refermer sur la simple contemplation du grain des mots. Entre la trajectoire d'un être qui refuse de se laisser happer par toute définition précise et celle d'une femme pétrie de doute ontologique, le mouvement de la pensée peut-il mener ailleurs qu'au repli?Voisin de Body Art de par sa langue épurée et sa thématique de la perte, Falling Man a parfois les manières empruntées d'un exercice de style, mais n'en cache pas moins une interrogation inquiète sur l'impératif, pour le roman, de poursuivre son exploration des sphères inédites, des marges indicibles et fragmentées de l'expérience, à une époque où il n'est apparamment plus possible pour le romancier d'imaginer des «catastrophes» sans que celles-ci ne s'avèrent avoir déjà eu lieu.

Précision sur la forme adoptée ou le genre: 

Roman.

Précision sur les modalités énonciatives de l'œuvre: 

Roman polyphonique à narrateur unique (omniscient). Bien que le récit s'effectue d'un point de vue extérieur, le texte accorde à des mouvements de pensée et de perception subjectifs et diffus une place prédominante. L'écriture épouse souvent les ressassements de pensées des deux personnages, habités par une réflexion en creux qui progresse moins par à-coups que par un jeu de glissements thématiques quasi imperceptibles, ce qui donne à la prose de DeLillo une qualité incantatoire souvent proche de la musique. La temporalité singulière du roman y joue d'ailleurs pour beaucoup. DeLillo favorise de loin des effets de durée qui relèvent du temps de la narration: dialogues répétitifs, scènes étirées indûment et ressassements mentaux proches de la monotonie, alors que les marqueurs temporels précis (dates, nombre de jours écoulés depuis les attentats) sont rares et interviennent souvent pour suggérer, chez les personnages, une perception elliptique du temps. Deux chapitres analeptiques séparent les trois parties du roman; situées avant le 11 septembre 2001, ceux-ci racontent la conversion d'un étudiant musulman, Hammad, au jihadisme. Le roman suit donc deux arcs dramatiques (l'un postérieur, l'autre antérieur aux attentats) qui trouveront à se rencontrer au dernier chapitre («In the Hudson Corridor», p.237-246), au moment de la collision de l'avion dans la tour.