Nous avons, avec ce livre et son principal rédacteur, Art Spiegelman, une approche des réactions aux événements de 2001 d’un secteur culturel intéressant : les intellectuels américains de gauche qui s'opposent à la guerre en Irak et dont l'idéologie se situe loin de celle des conservateurs américains. La précision graphique de Spiegelman, qui plus est immédiate, est donc significative.
Au milieu de cette sorte d’écroulement du monde sécurisé américain (et peut-être encore plus new-yorkais), l’artiste travaille à réorganiser ses valeurs sans se dédire. Les fragments refaçonnés et réorganisés d’un univers blessé, telle que la genèse du dessin final le raconte (p. 80 à 83), sont aussi une tentative pour ne pas sombrer dans le flux des prises de positions simplificatrices ou dans le trauma. Pour Spiegelman, il fallait rendre hommage aux disparus sans pour autant sentir son moi aspiré vers les ténèbres de la haine ou du chaos de la pensée et y perdre son autonomie.
Avec l’illustration du 24 septembre 2001, Spiegelman perd son ironie caustique et laisse réapparaître une sensibilité lucide déjà omniprésente dans Maus. Ici, le but visé est symbolique: une couverture de magazine doit rassembler, elle doit présenter un message simple et fort. La composition de cette illustration ressemble à un semblant de thérapie qui détermine les éléments narratifs, où souvenir et deuil permutent et s’identifient sur le théâtre d’une scène primitive intérieure rejouée. Sur cette scène se retrouvent deuil, souffrance, souvenirs, perte, pétrification, mais subsiste au centre de l’image un arrière-plan silencieux et pourtant présent. Cet hommage inextricable aux morts et aux vivants, à une humanité résiliente, oblige, même dans une atmosphère raréfiée, à se remettre en mouvement et à commémorer le souvenir mais aussi la vie. Car qui sont ceux qui se souviennent?
Dans les diverses strates de constitution du mythe, la presse à son tour participe de façon majeure à son circuit. La valeur symbolique de ce deuil illustré par Spiegelman efface les frontières et les interprétations idéologiques immédiates. Elle diffuse la puissance véritable du mythe, son moteur dans les formes de l’imaginaire : « la tension du symbole vers un dépassement indéfini de son propre contenu (Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, La découverte, 2004 [1974], p.) »