Il n'est pas fait mention du 11 septembre dans le roman Amrikanli. L'action est centrée sur la session universitaire de l'automne 1998, à San Francisco. Il est pourtant difficile de lire le récit sans en référer au 11 septembre. Une inscription clôt le récit, qui parle suffisamment en ce sens : Héliopolis, juillet 2003. Héliopolis est un quartier du Caire, où l'on trouve entre autres le palais présidentiel, ainsi qu'une base de l'aviation militaire. Ibrahim situe donc la rédaction de son manuscrit dans une métropole (la plus populeuse d'Afrique et du Moyen-Orient), entourée de symboles du pouvoir étatique et militaire. En ajoutant le mois et l'année, il déclenche un réflexe chez le lecteur, qui se voit alors questionner, analyser, lire le roman sous un autre angle : combien de temps après le 11 septembre? quel rapport pourrait-il y avoir? est-ce que l'auteur y fait allusion? est-ce que des signes avant-coureurs sont évoqués?
Le roman, d'une érudition étoffée, aborde plusieurs thèmes variés, tels que la monarchie pharaonique égyptienne, le genre du roman historique populaire, l'histoire du génocide amérindien en Amérique, la sexualisation de l'espace médiatique, etc. Pourtant, dans une optique post-11 septembre, ces thèmes entrent en résonance avec d'autres motifs qui viennent altérer leurs portées symboliques. Par exemple, aux pages 310-311, l'un des personnages attaque directement deux présidents américains iconiques : « Le président Andrew Jackson, dont le portrait orne les billets de vingt dollars, était un grand amateur de mutilations ; il faisait compter les nez et les oreilles coupés de ses victimes ; le 27 mars 1814, il présida lui-même une cérémonie de mutilation de huit cents cadavres d'Indiens, leur chef en tête. Le président Theodore Roosevelt déclara que le massacre était “une œuvre morale utile car l'extermination des races inférieures est une nécessité inéluctable”. » (page 311) Une quantité d'exemples similaires laissent pointer un courant d'antiaméricanisme partagé par certains personnages du roman. Il en est de même pour les passages où il est question d'antisémitisme. Un sentiment particulier (de malaise peut-être) se dégage de cette critique lorsqu'on prend en compte que ce sont des étudiants arabes qui émettent les critiques les plus virulentes. Ce sentiment s'affine par la mention presque anecdotique que fait l'auteur d'un article du New York Times portant sur le vol TWA 800 (page 180). Or, l'explosion en 1996 du Boeing 747 au large de Long Island a fait le régal des adeptes de théories du complot, certains y voyant un attentat terroriste étouffé par le gouvernement, d'autres une opération déguisée des services secrets américains. Il est dès lors difficile de ne pas voir se dessiner l'ombre d'une représentation maintenant familière : les attaques terroristes du 11 septembre. C'est que l'auteur convoque au fil de la diégèse un large champ sémantique qui, du point de vue des personnages situés en 1998, ne se rattache qu'à leurs problématiques spécifiques, mais qui, pour le lecteur, est désormais associé intimement au 11 septembre. Lorsque le narrateur disserte sur le panarabisme assujetti à l'impérialisme américain, la mondialisation de l'économie néolibérale, l'implication des États-Unis dans le conflit israélo-palestinien, il jalonne des éléments-clefs d'un nouvel ordre du monde, qui certes prend ses racines au cœur du XXe siècle, mais qui s'ancre résolument dans le nouveau paradigme du XXIe siècle post 11-septembre.
Dans le cadre d'un projet comme le LMP, le roman Amrikanli, et assurément beaucoup d'autres dans le futur, jette les bases d'un questionnement important : peut-on analyser l'œuvre sans tenir compte de son contexte sociohistorique d'énonciation? Autrement dit, faut-il voir du 11 septembre là où il n'y en a pas? Nulle part dans le roman il n'en est fait mention; nulle part l'auteur n'émet une intention sur les attentats. Pourtant, le lecteur pétri des représentations médiatiques peut difficilement en faire abstraction dans son interprétation du texte, en particulier puisque l'auteur l'a écrit après. D'autre part, si on adjoint au roman un référent paradigmatique dont l'origine est extérieure à sa structure interne, on postule l'existence d'autres œuvres dans le même cas, c'est-à-dire d'un corpus partageant le même référent. La question essentialiste se pose alors : s'il y a eu par exemple les romans colonial et postcolonial, les romans moderne et postmoderne, y a-t-il lieu de parler de littérature post11septembriste? Est-il encore possible d'entrer en contact, dans une œuvre, avec un motif comme le terrorisme sans conjurer automatiquement tout un réseau de sens se structurant peu à peu dans l'imaginaire collectif mondial depuis le 11 septembre? Encore faudra-t-il avant tout s'interroger sur les modalités et les points de rencontre régissant la spécificité de ce corpus.