Dans le processus de fictionnalisation, le roman de S.J. Rozan prend une grande importance. Bien que le thriller soit à propos d'un homicide involontaire et de ses conséquences sur une bande d'amis d'enfance, c'est réellement de l'impact du 11 septembre dont il est question. qui suivirent le 11 septembre. L'auteure utilise pour ce faire un langage plus soutenu que ne le demanderait un tel genre. La mélancolie des personnages face à leur innocence perdue est celle des New-Yorkais envers la perte d'un des symboles les plus forts de leur métropole. Les tours jumelles étaient des points de repères pour tous, bien qu'ils ne se soient rendu compte de leur importance qu'après les avoir perdues. Plusieurs indices présents dans la structure même de l'œuvre supportent cette vision. L'une des plus importantes est cette «clef de compréhension» dont l'épilogue prend la forme. Plusieurs histoires courtes y jettent une lumière différente sur les événements du roman, dont l'une («The Way Home») fait directement allusion aux tours comme point de repère :«A resident of downtown Manhattan, interviewed on the street, September 12 : My son asked, 'Mommy, you always told me if I got lost I should just look for the towers and I could find my way home. How will I find my way home now?' That's how we all feel. We'll just have to come up with another way to find our way home.» (p. 363). Le processus de mythification à l'oeuvre ici est très fort, faisant directement appel au registre affectif par l'utilisation de mots comme «Mommy», «son» et «home». Le message se veut donc rassurant et réconfortant pour le lecteur, sans toutefois perdre de vue qu'il s'agit ici d'un thriller. Rozan s'interroge par le biais de la fiction sur la nature de la vérité : est-ce que toute vérité est bonne à dire, ou vaudrait-il mieux quelquefois, pour le bénéfice de tous, taire certains événements obscurs? Les personnages du roman se posent tour à tour cette question alors qu'ils tentent de se raccrocher à une réalité tangible. Encore une fois, l'auteure fait le parallèle entre ce combat interne et le 11 septembre dans une petite histoire de l'épilogue, «How to find the floor» :«In the days after September 11, two friends spoke on the phone. Not wanting to break the connection, they searched for topics to talk about, though only one thing was on their minds, the same as everyone's. One of the two was a man with a disability. ''Did you know I'm using a cane now?'' he said. ''It's not that I can't walk; I can. It's just that sometimes I feel I can't find the floor.'' My God that's how I feel, the other thought, though he said nothing. I know where it is, I must be standing right on it, where else could I stand? But I can't find it. I can't find the floor.» (p. 366.)Si ces petites histoires permettent de diversifier l'interprétation du roman, elles traduisent, par-delà le contenu, une forme éminemment populaire. Nous avions déjà soulevé que le style soutenu détonnait avec le genre du thriller, mais la forme du récit nous replonge droit dans la littérature populaire : l'horreur de l'intrigue nous hypnotise alors que le message et les courtes histoires nous sécurisent. Il est difficile de ne pas faire le lien avec la forme que prend le magazine Reader's Digest : des histoires vécues nous font frémir d'angoisse en imaginant le pire, alors que de petites histoires en fin d'article nous refont sourire en nous parlant d'espoir et de bonheur. C'est cet aller-retour entre la terreur et le réconfort qui est au coeur de l'idéologie de consolation transcendant la littérature populaire. Cette dynamique est à double tranchant : il est indéniable qu'une population atteinte si profondément que l'a été celle de New York a besoin d'être réconfortée, d'être consolée. Entre les lignes, malgré les apparences défaitistes, le roman parle de guérison, d'entraide et d'espoir. Par contre, le procédé même par lequel l'auteure transfère les événements du 11 septembre sur la narration signale un «revers de la médaille». En effet, on serait bien en peine de trouver dans le récit le nom d'un politicien ou d'un groupe politique quelconque. Non seulement le récit évacue-t-il totalement cette dimension politique, mais il désincarne les acteurs mêmes des attentats. Il n'est plus question des talibans, de Ben Laden ou d'Al-Quaeda, mais bien de «they», de «those motherfuckers». L'ennemi désincarné est alors libre d'être réinvesti par la première «idéologie» venue. Autrement dit, l'association entre les attentats et n'importe quelle autre catastrophe, accident ou conflit est beaucoup plus facile si ses acteurs sont sans visages. La superposition d'une fiction à la réalité peut se faire par une adjonction de détails à un événement réel, ou, comme c'est le cas dans Absent Friends, par une évacuation de ces détails. On fait alors de l'histoire un récit-cadre, une sorte de coquille ou de moule qu'on peut alors appliquer à n'importe quel autre événement. Et c'est peut-être là que se situe l'importance du roman dans la compréhension du processus de mythification du 11 septembre 2001.