L'existence même d'une œuvre telle que le recueil 110 stories nous fournit une piste, et même un outil d'analyse, pour traiter d'une dimension de la fictionnalisation du 11 septembre souvent ignorée : la capacité d'intégration d'un événement rompant radicalement avec l'ordre social, autrement dit un phénomène anomique (Durkheim, 1981), passe inévitablement par le langage. Une catastrophe de l'ampleur du 11 septembre 2001 possède intrinsèquement un caractère anomique. La socialisation de l'être humain s'est fait en réaction à la contingence de l'existence : devant les cataclysmes naturels, la maladie et la mort, l'humain s'est créé un cocon social apte à rendre supportables, faute de les enrayer, certains de ces phénomènes anomiques. Avec le temps, l'expérience humaine (lire ici « de la civilisation occidentale ») s'est largement débarrassée des catégories mentales permettant d'appréhender un phénomène tel que les tours jumelles du World Trade Center s'écrasant sur plusieurs milliers de citoyens en plein coeur de Manhattan. Les mots de l'auteure Amy M. Homes, tirés de son texte « We All Saw It, or The View from Home » faisant partie du recueil 110 stories, expriment particulièrement bien ceci : « There is no place to put this experience, no folder in the mental hard drive that says, catastrophe. It is not something you want to remember, not something you want to forget. » (page 152) La chute des tours à elle seule constitue une puissante anomie. Dans l'imaginaire des États-Unis (qui ont investi des sommes phénoménales depuis la Guerre froide pour prévenir une attaque en sol national), la menace était censée prendre une forme à tout le moins vaguement militaire : espionnage, raids aériens, missiles nucléaires, etc. Un tel événement serait entré dans des catégories sociales suffisamment élaborées pour que leur impact soit amoindri en une sorte d'anomie « pré-digérée ». Ce qui s'est actuellement passé le 11 septembre 2001 (les vols nationaux transformés en armes de destruction massive, l'attentat inattendu le matin d'une journée radieuse, l'incertitude totale quant à ce qui allait suivre dans les prochaines minutes, heures et jours) a fait expérimenter aux Américains la véritable nature de l'anomie : la terreur.Il est envisageable que chaque personne, américaine ou non, à qui fut présenté pour la première fois la nouvelle des attentats fut victime, certes à des degrés divers, d'une réaction similaire : la bouche bée, la raison se débattant pour saisir la portée et la tangibilité de l'événement, aucun mot ne suffisant à exprimer une pensée qui de toute façon ne parvient pas à se former. Pourtant les mots doivent forcément venir, hésitants, inadéquats. Il faut réagir, se relier aux autres membres de la société, tenter imparfaitement d'intégrer le phénomène anomique dans le tissu social. Chacun fait de son mieux, bien sûr : pour parler des événements, le journaliste utilise le vocabulaire journalistique, le politicien utilise le vocabulaire politique, l'universitaire le théorique, chacun voulant fidèlement décrire le phénomène dans les limites de sa sphère d'influence. Mais quel outil possède l'homme de la rue pour faire la même chose, si ce n'est le vocabulaire populaire, avec lequel il cherche moins à décrire qu'à raconter comment l'impensable a fait irruption dans sa vie. Chacun y va de sa petite anecdote relatant où il était et ce qu'il faisait lorsque ça est arrivé. Cela vaut tout autant pour le New-Yorkais que pour les autres peuples du monde. Mais pour les autres, la perception du phénomène se fait à travers les filtres des langages journalistiques, politiques, théoriques. Bien que les médias leur aient représenté mille fois les avions percutant les tours, ils ne peuvent avoir qu'une idée imprécise de ce qui s'est réellement passé à New York ce matin-là.
Et c'est précisément ici que le recueil 110 stories devient une œuvre artistique d'une importance primordiale. Les écrivains qui participent au recueil, de par leur profession, ont la capacité de s'approprier le langage populaire, littéraire, scientifique, théorique, politique, journalistique, etc., pour raconter, en lieu et place de leurs concitoyens, comment ils ont perçu (ressenti, expérimenté, observé, vécu) ce ça qui s'est passé le 11 septembre. Dans son introduction au recueil, Ulrich Baer écrit à propos de ces écrivains : « They are familiar with the necessity of approaching an event from angles that are not merely uncomfortable but painful to contemplate, and of struggling to find the words for an experience so complex that it mocks the black and white simplicity of printed paper. » (page 2) Chacune des nouvelles du recueil est une porte d'entrée, un angle de vision, un sentiment, qui permet d'une part aux New-Yorkais d'intégrer le phénomène anomique, d'autre part au reste du monde de court-circuiter l'image fabriquée par les médias pour mieux appréhender la réalité du 11 septembre. C'est ce que tente d'illuster Siri Hustvedt dans son texte intitulé « The World Trade Center » :
« It may be easy to say, ''Burning bodies fell from the windows of the World Trade Center,'' but it isn't easy to embrace the reality of that sentence. On September 11, my sister, Asti, ran uptown with my niece, Juliette, in her arms, away from P.S. 234 [ une école primaire du Lower Manhattan ] as the towers burned behind them. Juliette's classroom faced north so she didn't see people jumping or the burned corpses falling from the building, but other second-graders, whose rooms faced south, did. They rushed to the window and looked up. A panicked child began to scream, ''Is my mommy dead?'' One of Juliette's friends won't leave her mother for an instant. When the mother sits on the toilet she has her daughter on her lap. At any mention of the World Trade Center, the little girl puts her hands over her ears. » (page 158)
Ailleurs, Breyten Breytenbach tente paradoxalement d'exprimer cette difficulté d'exprimer dans son poème « New York, 12 September 2001 » dont la première strophe commence par ces mots : « will the hand endure moving over the paper / will any poem have enough weight / to leave a flightline over a desolate landscape / ever enough face to lift against death's dark silence / who will tell today? » (page 49) D'autres auteurs essayent plutôt de raconter l'avant-11 septembre, afin de mieux faire ressentir l'absence que les tours ont laissé dans le paysage et dans les vies. Par exemple le souvenir de jeunesse qu'évoque Darren Aronofksi (son premier baiser volé dans l'ascenseur menant au restaurant Windows on the World) dans la nouvelle « A First Kiss » met en relief l'attachement quasi physique qui s'est développé en l'espace d'une génération entre les New-Yorkais, à l'origine peu enthousiastes, et les tours jumelles. L'intérêt du recueil 110 stories : New York writes after September 11 est de multiplier les points de vue (patriotique, nostalgique, anti-américain, etc.), les genres (le poème, la nouvelle, l'essai, l'extrait de journal, le témoignage), les personnes représentées (le citadin, l'homme d'affaire, le terroriste, etc.). En regard de l'analyse du processus de fictionnalisation, une tel oeuvre présente l'intérêt de concentrer les voix, à la façon d'une symphonie dont la synthèse des partitions de chaque instrument crée une mélodie unique. D'autant plus que ces voix s'éloignent du courant principal « figé » de la représentation médiatique, cette œuvre est un document important pour une perception plus complète des événements qui resteront dans la mémoire sous le nom de « 11 septembre 2001 ».