Le titre de cette œuvre singulière en révèle beaucoup sur ce qu'elle se veut : « ventriloquies », se sont les paroles du ventre. Le ventre maternel, mais aussi le réceptacle des viscères, de ce qui rend l'humain humain. Le genre épistolaire adopté renvoie à des mots sur du papier, mais ce que s'échangent réellement Catherine Mavrikakis et Martine Delvaux, ce sont des paroles poignantes en provenance de la matrice. En l'espace d'un an, entre juillet 2001 et août 2002, les missives se succèdent, en moyenne à chaque deux semaines. Mais entre la lettre du 4 septembre et celle du 6 octobre, un long silence d'un mois interrompt le flot de paroles. Pour Martine Delvaux, le 11 septembre et tout ce qui l'accompagne parasite le cours des choses; le bruit en est si uniforme qu'il transforme tout en silence :
« Comme toi je suis étourdie par la suite infinie de noms, de phrases, d'aphorismes, de menaces, d'annonces, d'avertissements, de prières qui pleuvent en ce moment sur tout individu quelque peu médiatisé. Et pourtant, ça demeure pour moi le lieu du silence. […] Quand je vois les secouristes, les travailleurs s'affairer à Ground Zero, mes oreilles sont bouchées, comme si les couches de débris, l'épaisseur de la poussière tissaient un immense linceul non seulement autour des victimes mais autour de la réalité elle-même. Je vois mais je n'entends pas. La rumeur fait silence. Elle enjoint d'oublier. » (p. 36-37)
Pour Catherine Mavrikakis, le bruit incessant ne parvient pas à s'estomper dans l'absence; il emplit tout l'espace, il envahit le corps. La parole est noyée dans la rumeur du monde : « Ça parle sans cesse, ça n'arrête pas de parler, ça cause, mais qu'est-ce que ça cause... Ça piaille, ça crie, ça dit n'importe quoi. Il n'y a que de la rumeur. De la fausse rumeur. Ça n'arrête pas. » (p. 32) Dans un échange entre deux femmes un fossé se creuse qui se remplit aussitôt d'un autre discours, celui de toute l'armada des médias transformant à un rythme hallucinant la catastrophe en événement, puis l'événement en objet. La parole-duale se dissout dans la parole-myriade. En plein parcours, la trajectoire est interrompue; la volonté de tout dire cède quelques instants devant la fureur du 11 septembre qui transforme tout en silence.
L'échange reprend tout de même; il est question de la difficulté de survivre à la mort de ses enfants, de savoir s'il est préférable d'avoir un fils ou une fille, de la douleur d'une nouvelle fausse couche et de la lente guérison aidée des paroles de l'amitié. Puis, aussi promptement qu'elle a débuté, la correspondance se termine à la fin du mois d'août 2002. L'avant-dernière missive, celle du 27 août, est le récit d'un rêve et de son interprétation. Deux amis parisiens de Mavrikakis lui donnent rendez-vous le 18 septembre à Montréal; elle voudrait qu'ils soient déjà là, mais reste dans l'attente. Ce rêve si simple fait renaître ce qui n'était plus qu'une ombre : « Le 18, c'est tout juste une semaine après le 11. C'est une semaine après la commémoration de la catastrophe. Le 18 septembre, pour moi, je m'en rends compte, on en aura fini avec le 11 […] Le 18 septembre, on sera encore tous ensemble. » (p. 184) Avec la fin de l'échange épistolaire vient une autre conclusion. La première année du 11 septembre, parsemée de pertes, de douleurs et de guérison, se termine finalement. L'entre-deux était le lieu de l'attente pour les deux femmes, un lieu plein et confortable puisque la suite, lorsqu’il faut passer à autre chose, laisse l'être vide et seul. Mais pas si seul ici, puisque la dernière lettre est l'annonce une grande nouvelle : Martine Delvaux, celle qui a tant souffert de ses multiples grossesses interrompues, attend enfin un enfant.