Aftermath, en anglais, signifie autant suite que conséquence. Ici, il semble difficile de poser sur ces images l’idée de conséquence, car finalement que voit-on ? Que nous laisse-t-on la possibilité de voir et de penser sur le traitement des décombres du World Trade Centrer via ces images ? La traduction suite, et plus précisément suite « directe », semble plus juste. À première vue, en effet, l’ouvrage se présente comme l’archivage visuel de Ground Zero, avec toute l’imagerie que cela représente : une image « documentaire », indicative, donc la plus neutre possible. Les plans larges, panoramiques du site, le recensement précis des lieux, la présentation des clichés dans l’ordre chronologique, tout semble suivre une norme archivistique. En apparence, les images d’Aftermath semblent être revendiquées et présentées comme des traces, les uniques preuves visuelles de l’effort national pour panser la plaie béante au cœur de la ville. Cependant, le statut de seules traces visuelles disponibles remet en question cette idée même de trace. Joel Meyerowitz le rappelle constamment dans la genèse du projet, il a fait cette démarche parce que les autorités ont empêché dès le début de capter les « conséquences », les « suites directes » des attentats. Ce sont ces mêmes autorités qui autorisent finalement l’accès au site pour, et seulement pour, Joel Meyerowitz. Quelle peut alors être la liberté documentaire de l’auteur? L’angle de ces images revendiqué à la fois par l’auteur, par l’éditeur et par les autorités est le côté archivistique indiqué par le sous titre (World Trade Center Archive). Mais une vision unique est difficilement documentaire. Cet angle de vue confronté à aucune autre source visuelle, et présenté comme une capture directe et plane des «suites » du 11 septembre 2001, reste évidemment à nuancer. Cette nuance est apportée par l’artiste dès la prise de vue. Les images, plastiquement très travaillées dans la composition même (voir notamment l’image de couverture), mettent en avant le regard plastique, poétique, presque abstrait du photographe sur certaines vues (voir ici les séries de gros plans sur les décombres et sur certains détails du chantier ou encore celles jouant sur les échelles de plan entre les décombres de Ground Zero et l’enfilade des autres immeubles qui entourent le site). Mais cette perspective est également remise en question par une image en particulier : celle du 24 octobre, p. 144-145, dans la partie Fall. Sur cette image, prise de nuit, deux plans se détachent très distinctement, au second plan les restes de ce qui désigné comme « la cathédrale » (un bout de l’ossature métallique d’une des tours), au premier plan des ombres. Trois ombres distinctes se détachent au sol : celle du photographe (on le devine qui tient l’appareil photo) et celles de deux personnes encadrant le photographe. Cette mise en lumière de l’arrière-plan, plus exactement du contre-champ de l’ensemble des images présentées, rappelle le cadre, à proprement parler, dans lequel sont réalisées ces photographies. Le photographe est encadré. Comme tout ce qui entre et sort du site, il est sous contrôle. Sa vue, sa proposition d’archivage, est celle que l’on l'autorise à avoir.Beaucoup de hors champ donc sur les archives du Ground Zero. Hors champ en partie caché par la monstration même de ces images. La question qui vient alors, c’est qu’est-ce que ces images cachent? Une réponse partielle et rapide serait: ce sont peut-être les corps. Les corps morts, ceux qu’on cherche et qu’on cache sous des drapeaux américains. « Les disparus » ici disparaissent même des photos. À la place des corps morts, Joel Meyerowitz montre les corps vivants des travailleurs du chantier par des portraits de plus en plus fréquents au fil de l’ouvrage (et donc des mois passés sur le site). Il tourne ainsi le regard vers la vie sur le champ de décombres: des gens qui dansent, qui sourient et le pathos aussi, des gens qui pleurent, ou des ouvriers accablés, mais des gens vivants. La mort ne sera pas vue, ce n’est pas cet imaginaire là que travaillent ces images et, par elles, les autorités. Seul un bout de fémur est laissé visible, (p.262) sur un bloc de brique. Ce petit bout là ouvre le champ à l’absence, comme une indication de tout ce qui ne sera pas montré, tout ce qui n’entrera pas dans l’imaginaire collectif et la mémoire commune. Les images de Joel Meyerowitz, seules traces visuelles autorisées de Ground Zero, sont avant tout les traces d’un hors champ imposé.