« [É]tait-ce la chorégraphie d'Arnie Graal qui était trop suggestive ou le spectateur de cette chorégraphie qui devenait suggestible, façonné dans cette argile des pas de danse et des images qu'il voyait, on ne pouvait se méprendre sur la terreur qu'inspirait encore encore cet événement dont Arnie et ses danseurs avaient fait une création presque trop vivante, il faut penser, disait Arnie, à l'effondrement d'une cathédrale en des temps plus anciens » (p. 64)
« cet instant où bouge dans ses oscillations sismiques la cathédrale de verre, le fondement de sa construction [...]» (p. 64)
« soudain Samuel fermait les yeux et ne les voyait plus, pas plus qu'il ne voyait décoller les avions de la table de sa cuisine, rêvait-il, était-il éveillé quand il scrutait à la loupe des visages, des corps, dans des journaux, magazines, afin de savoir si la Vierge aux sacs n'était pas parmi eux, parmi ces sans-abri survivant aux séismes, ceux qui avançaient sur des chemins de débris, leurs visages reflétant d'indescriptibles horreur, ils allaient par des températures sous zéro, sans tentes, couvertures ni vivres, sous quels décombres, à quel niveau si inférieur à toute citadelle, tour, forteresse dont les poutres d'acier en moins d'une heure avaient fondu, où avait-on relégué la Vierge aux sacs, pensait Samuel, ou par mégarde, pendant que l'on reconstituait la ville, ne l'avait-on pas enduite de ciment, cimentée parmi les briques, les chiens n'ayant pu la retracer; dans ce parc de Manhattan, avenue Sud, une femme muette aux cheveux tressés se tenait dignement à la place de la Vierge aux sacs, ses yeux étaient tristes, sa figure tendue, assise, la tête droite, elle montrait aux passants un carton où il était écrit, je ne puis parler, un peu d'argent ou de la nourriture, on aurait dit que, comme la Vierge aux sacs, elle était en retrait de toute demande, sidérante parce que sans voix, la Vierge aux sacs n'aurait pu tomber, le pied au versant d'un précipice, ni basculer sa bible ouverte sur la poitrine, car là où elle racolait les gens pour un peu de prières, il n'y avait rien de haut ni de soulevé, si elle devait se lever pour aller d'un endroit à l'autre, n'était-ce pas toujours par de basses voies de passage, chemin dallé, bitumé en descente telles les entrailles d'un métro, ne l'aurait-on pas désignée dans quelque espace gris de graviers, pierrailles, par ces quelques objets définissables, le peigne dont elle ondulait se cheveux par coquetterie, sa bible, sa jupe à plis, mais depuis qu'il y avait eu tant de pelletées de terre, un flot de cailloux, sa maison, elle l'aurait trouvée enfin s'enroulant telle une herbe au tour de sa tombe compacte, dallée, bitumée, et bien sous la terre d'où refleuriraient d'étranges fleurs, qu'il était évanescent ce monde, ne disait-on pas d'en bas qu'il était solide, matériel, tous ces employés de bureau, fonctionnaires, obscures secrétaires ordonnant sans panique l'ordre des choses, évanescent ce monde disparu, pensa Samuel, après le café du matin, hommes et femmes assemblés devant la lecture des premiers courriels de la journée, avant que le cataclysme ne les disperse tous par tourbillons, dans les escaliers, contre les barres des fenêtres d'où chacun vit qu'ils étaient encore vivant, tapis les uns contre les autres, échangeant peut-être un dernier mot de consolation, Samuel dormait-il ou était-il d'une conscience agitée dans le sommeil, de sa fenêtre il voyait s'éclairer d'une lumière automnale le mur d'en face, recommencer sans fin cet acte de leur chute, les uns, comme si leurs membres avaient été aussi poudreux que du sucre, imbriqué les uns dans les autres, la jambe, la tête, les bras entrevus du dehors contre l'azur, surgis de colonnes de béton, personnages d'un tableau qui se seraient mis en marche, quand il n'y avait que le vide pour les recueillir, un bras, une jambe, une tête surgissait avec le drapeau blanc...» (pp.130-132)